Cher.e.s collègue.s,
un appel à communications que je diffuse avec grand plaisir (voir en
pièce jointe la version anglaise).
Bien à vous,
GD

Les réparations, de la préhistoire à nos jours :

cultures techniques et savoir-faire

Colloque international

Paris, 17-18 juin 2019

 

La réparation est un moment particulier de la « biographie d?un objet »
(Appadurai, Kopytoff), qui, sorti du circuit du marché lors de son achat,
revient dans le monde des échanges à la suite d?un accident, de l?usure
ou d?un défaut, en raison des pénuries ou des engagements politiques en
faveur de la consommation durable. Cette mobilité engendre des savoirs et
des savoir-faire, mobilise des professions et des sociabilités, souvent
genrées, révèle l?organisation d?un système de production, largement
appuyé sur des réseaux de sous-traitance et des ateliers décentralisés,
y compris à l?époque contemporaine. Même au c?ur des processus
électroniques, censés pourtant mal se prêter aux appropriations, se
nichent des savoir-faire incorporés complexes, ciments culturels de
milieux professionnels établis (Callén). Les créations récentes de
sites de réparation pour matériel électronique, les repair cafés,
attestent la vigueur de ces pratiques mais aussi l?émergence de nouvelles
logiques consuméristes. Les réflexions renouvelées depuis une
génération sur la restauration des objets techniques dans les musées
rejoignent ces interrogations sur « la vie des objets » (Bonnot) en
posant la question de la limite entre l?intervention réparatrice et la
préservation de traces d?usages, limite qui marque la distinction entre
objet fonctionnel (réparation) et objet d?art (restauration).

Le registre matériel foisonne d?exemples de réparation à toutes les
époques. Dès le Paléolithique, les sociétés ont réparé les silex
taillés, soit pour affûter les outils tranchants, soit pour produire
d?autres outils. Il convient alors de distinguer ce qui est de l?ordre de
la réparation pour conserver l?usage désiré à l?objet, et ce qui est
associé à un véritable recyclage à l?aide d?une matière première
partiellement mise en forme. L?analyse des objets réparés nous permet
aussi d?appréhender les raisons des réparations et d?approcher les
valeurs attribuées par chaque société aux objets en question. Dans
certains cas, il peut s?agir de réparations d?un objet ayant suscité une
charge de travail considérable, dans d?autres, la valeur symbolique de ces
objets a suscité un besoin de les conserver, comme le montre le cas des
matériaux céramiques en archéologie.

L?écart est à souligner avec les travaux historiques. Si l?histoire de la
consommation, en plein essor depuis une génération, a fait une large
place aux ventes d?articles de seconde main, à la prolongation de la vie
des objets dans les sociétés de pénurie et aux circuits de
récupération, le thème des réparations n?a pas été souvent abordé.
De même, l?intérêt pour le réemploi dans des approches croisant
l?anthropologie, l?ethnologie, la sociologie, l?archéologie et l?histoire
des techniques n?a pas ouvert la voie à l?étude des gestes, des lieux,
des savoirs et des circuits de réparation. Les archives d?entreprises
suggèrent pourtant sur la longue durée, l?ampleur des réparations dans
les entreprises artisanales et manufacturières, parfois au long de
circuits intercontinentaux. Des études récentes sur le XVIIIe siècle
européen montrent l?importance de ces techniques quotidiennes et
répétées dans la reconfiguration des identités de métier autour de
logiques opératoires et dans l?émergence de secteurs de production
transverses, par exemple pour la fourniture de pièces de rechanges et
d?attaches. C?est un pan de l?histoire de la rationalisation du travail qui
est ainsi approché, comme le montraient déjà les études sur
l?artillerie (Alder) ou sur la construction navale (« Du raccommodage
naît l?industrie », disait Hélène Vérin). Les techniques de
réparation participent du concept de « technology?s middle ground »,
décrivant l?émergence d?une culture technique qui se définit comme « an
ambiguous space between production and consumption » (Borg).

Alors que la transformation des modes de production au xixe siècle à
travers l?interchangeabilité des pièces conduit à une « discipline »
de la réparation, au xxe siècle l?obsolescence programmée instaure un
nouveau rapport à l?objet qui exclut toute possibilité de réparation ?
non sans transformer les missions assignées aux ingénieurs. Cette
disparition de la réparation a suscité les réactions de sociologues dès
les années 1960 (Packard) et plus récemment, de collectifs de
consommateurs (et de leurs avocats, ainsi contre Apple en 2003), de
journalistes (Slade), voire d?industriels soucieux d?une économie durable
(Warner et alii). Mais si l?ère de la consommation de masse diffuse la
culture du jetable en Occident, l?idéologie communiste met au contraire en
valeur les cultures techniques centrées sur les usages prolongés des
objets au nom de l?inventivité, de rationalisation et de la valeur du
travail humain. Dans les pays du bloc communiste, l?école secondaire forme
les filles aux travaux de confection et de réparation des vêtements et
les garçons au bricolage avec des objets en bois et en d?autres matériaux
(Golubev, Smolyak). Des magazines et des clubs promeuvent des savoir-faire
de réparation parmi les amateurs, tandis que des centres de réparations
regroupent des ateliers spécialisés en appareils électroménagers,
vêtements, chaussures, etc. Les défauts de fonctionnement de l?industrie
planifiée, avec ses ruptures de stock et ses rebuts systématiques, sont
ainsi compensés par des circuits de réparation amateurs et professionnels
et par un trafic de pièces de rechange au marché noir (Siegelbaum).

La thématique ouvre sur la place du geste technique pour restaurer et
pérenniser la fonctionnalité des objets - en somme, le rôle de l?humain
dans la technique. L?industrialisation occidentale a elle-même suscité
des réflexions critiques sur la fuite en avant du progrès et la
déshumanisation qui l?accompagne. Au xixe siècle, alors que la
mécanisation et la course à la puissance et à la vitesse conduisent à
sacraliser les techniques et à évincer le facteur humain, le réparateur
se pose comme idéal culturel de l?homme moderne, capable de maîtriser la
machine. La place de la réparation à l?heure de la mécanisation est
révélatrice de partis pris en faveur de l?appropriation de la machine par
l?homme. Ce sont dès lors les milieux de technologues soucieux de la
qualité des objets, de leur fiabilité, de leur sécurité (comme au
Conservatoire des arts et métiers) qui, par leur souci des réparations et
de l?entretien, réintroduisent des descriptions et des analyses du geste
dans l?écrit technique, et développent aussi un intérêt pour les
collections techniques les plus variées, ouvertes sur le quotidien et les
micro-inventions, en lien avec le métier nouveau de mécanicien (Dufaux).

Cette culture technique de la réparation, qui a accompagné
l?intensification de la production (artisanale et industrielle) et qui a
reçu sa théorisation (Simondon) pose la question des temporalités de ces
techniques. Sont-elles assimilables à un registre traditionnel ou
participent-elles de savoir-faire nouveaux ? Les cultures de réparation
ordinaires dans les pays du Sud et en Asie sont emblématiques de
temporalités multiples et croisées. Les travaux sur les réparations en
Afrique montrent ici la voie (Speranza). Le récurage, le ponçage, le
vernissage sont des actes traditionnels qui anticipent la dégradation et
s?inscrivent dans une économie de l?entretien, suggérant la nécessité
d?étudier les rythmes - et les mots (Roulon-Doko) - de cette activité
complexe, occasionnelle et/ou régulière, conjuguant le court terme et le
long terme de la vie des objets (Dupré). Mais la situation actuelle de
pays tels le Ghana soumis au déversement de produits électroniques des
pays développés, réparés pour la revente ou récupérés (décharges),
pose la question de l?articulation de ces pratiques intensives nouvelles,
expression d?une domination économique évidente, avec les celles
traditionnelles inscrites dans d?autres logiques. De plus, s?il est
habituel de considérer les réparations comme participant de l?économie
dite informelle (Cheneau-Loquay), cependant, les dernières décennies
brouillent la frontière entre les circuits des objets dans les pays riches
et les pays pauvres du fait de l?émergence de la culture de la réparation
en tant que démarche écologique et engagement citoyen en faveur de slow
consumption. L?économie du recyclage et de la récupération traduit une
préoccupation institutionnalisée ? mais questionnée (Monsaingeon) ? pour
l?environnement s?ajoutant aux pratiques individuelles de réparation
(Anstett et Ortar).

Enfin, la réparation est une opération réflexive, dont le but n?est pas
seulement le rétablissement d?une fonction dérangée ou d?une enveloppe
abîmée, mais aussi l?enquête des causes des dysfonctionnements, qui
s?inscrit à travers l?amélioration et le perfectionnement des
dispositifs, dans les pratiques de l?innovation (Jackson). Au-delà, la
réparation ressurgit aujourd?hui de façon inattendue, en tant que
revendication d?intelligibilité technique mettant à mal le topos de la
séparation entre activités manuelles et intellectuelles : cette
reconfiguration inviterait à repenser nos conditions d?accès à la
réflexivité comme étant originellement et toujours déjà technologiques
(Crawford).

Ce colloque propose d?interroger l?évolution des pratiques et des cultures
de réparation dans la longue durée, dans la perspective globale et
comparative. Une approche par aires géographiques doit permettre de
repérer des circulations de savoir-faire de réparation d?une région à
une autre. Il s?agit d?examiner les lieux de réparation (des manufactures,
des usines, des docks et des cales, des ateliers, des clubs, des cafés,
des garages, chez soi, etc.), les figures du réparateur (de l?amateur
jusqu?au professionnel), les manières dont on envisage la fonctionnalité
des objets lors des réparations (réparation comme restauration ou
réparation comme transformation), et les savoirs pratiques mobilisés.
L?objet est au c?ur de notre démarche - sa matérialité, ses
circulations, sa biographie, permettent de saisir les contextes culturels
dans lesquels inscrire la réparation.

 

Bibliographie indicative

Ken Alder, Engineering the Revolution. Arms and Enlightenment in France,
1763-1815, Princeton, Princeton University Press, 1997

Janet Ambers, Holding it all together: ancient and modern approaches to
joining, repair and consolidation, Londres, Archetype Publications, 2009 
Elisabeth Anstett & Nathalie Ortar (dir.) La deuxième vie des objets.
Recyclage et récupération dans les sociétés contemporaines. Paris,
Pétra, 2015

Arjun Appadurai (ed.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural
Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1996

Andrea Baier, Tom Hansing, Christa Müller, Karin Werner (éd.), Die Welt
reparieren. Open Source als postkapitalistische Praxis, Bielefeld,
transcript, 2016

Géraldine Barron, Edmond Pâris et l?art naval. Des pirogues aux
cuirassés, à paraître

Philippe Bihouix, L?âge des low-tech?: vers une civilisation techniquement
soutenable, Paris, Seuil, 2014

Thierry Bonnot, La vie des objets. D?ustensiles banals à objets de
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Kevin Borg, Auto Mechanics: Technology and Expertise in Twentieth-Century
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Bianca Callén, «?Donner une seconde vie aux déchets électroniques.
Économies informelles et innovation socio­technique des marches »,
Techniques & Culture n° 65-66 « Réparer le monde. Excès, reste et
innovation », 2016, p. 206-219

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l?appropriation des TIC en milieu urbain en Afrique de l?Ouest », Netcom,
22-1/2, 2008, p. 109-126

Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur
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Marie-Claude Dupré, « La réparation en Afrique : un moment de la vie des
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Afrique, Paris, Musée du quai Branly, 2007, p. 29-37

Lionel Dufaux, L?Amphithéâtre, la galerie et le rail. Le Conservatoire
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Rennes, PUR, 2017

Alexey Golubev, Olga Smolyak, « Making selves through making things.
Soviet do?it?yourself culture and practices of late Soviet subjectivation
», Cahiers du monde russe, n° 54/3-4, 2013, p. 517-541

Marie Goyon « L?obsolescence déprogrammée : prendre le parti des choses
pour prendre le parti des hommes. Fablabs, makers et repair cafés »,
Techniques & Culture n° 65-66 « Réparer le monde. Excès, reste et
innovation », 2016, p. 235-239

Jamie Furniss, Frédéric Joulian, Yann Philippe Tastevin dir., dossier «
Réparer le monde : Excès, reste et innovation », Techniques & Culture,
n°65, 2016

Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et
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collection « L?Évolution de l?Humanité », 2013

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Yann Philippe Tastevin, Autorickshaw : émergence et recomposition d?une
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2015, p. 14-25

 

Comité d?organisation

Gianenrico Bernasconi (Musée international d?horlogerie/université de
Neuchâtel), Guillaume Carnino (UTC/COSTECH), Liliane Hilaire-Pérez
(université Paris 7-EHESS/ICT-CAK), Olivier Raveux (CNRS/TELEMME), Larissa
Zakharova (EHESS/CERCEC/CNRS/CEFR de Moscou).

Comité scientifique

Alexandre Bertaud (univ. Bordeaux Montaigne/Ausonius), Régis Bertholon
(Haute école-ARC, Neuchâtel), Thierry Bonnot (CNRS/IRIS), Marie-Sophie
Corcy (Musée des arts et métiers), Cecilia D?Ercole (EHESS/ANHIMA),
Lionel Dufaux (Musée des arts et métiers), Anne Gerritsen (Univ. of
Warwick/Global History and Culture Centre), Anne-Catherine Hauglustaine
(Musée de l?air et de l?espace du Bourget), François Jarrige (Univ. de
Bourgogne/Centre Chevrier), Régis Huguenin-Dumittan (Musée international
d?horlogerie, La Chaux-de-Fonds), Pierre Lamard (UTBM/RECITS), Thomas Le
Roux (CNRS/CRH), Sylviane Llinares (Univ. Bretagne occidentale/GIS Histoire
et sciences de la mer), Sigrid Mirabaud (Institut national du
patrimoine/Laboratoire de recherche), Nathalie Ortar (Ministère de
l?Ecologie, du Développement durable et de l?Energie/LAET-ENTPE), Yann
Philippe Tastevin (CNRS/LISST Toulouse), Marie Thébaud-Sorger (CNRS/Centre
Koyré), Hélène Vérin (CNRS/Centre Koyré), Koen Vermeir (CNRS/SPHERE),
Catherine Verna (Univ. Paris 8, CRH), Heike Weber  (Univ. of Karlsruhe),
Bing Zhao (CNRS/CRCAO).

Les propositions (max. 1000 signes) accompagnées d?un CV devront être
envoyées au plus tard le 30 septembre 2018 aux adresses suivantes : liliane.perez@wanadoo.fr et à
larisazakharova@gmail.com.
Les communications et les discussions auront lieu en français ou en
anglais.
Le colloque donnera lieu à une publication.