Centre Cavaillès

Ecole Normale Supérieure


***


Colloque de Biologie et Philosophie



"A quoi sert la modélisation ?"



Mardi 23 Janvier 2007, 9H-17H, Salle Dussane, Ecole Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm, Paris.





En 1960, Denis Noble a, pour la première fois, utilisé la simulation numérique afin d’étudier les rythmes cardiaques. Depuis cette date il a créé un « véritable » cœur virtuel et il a lancé le projet physiome devant conduire à la modélisation intégrale du corps humain. Pendant la même période la biologie informatique s'est développée de manière exponentielle. Elle a été utilisée dans toutes les disciplines biologiques, de la biologie moléculaire à l’écologie et elle est aujourd’hui devenue incontournable dans les programmes de recherche de la biologie post-génomique. Cependant, le statut de la modélisation dans ses rapports à l'expérimentation reste flou et sujet à des pratiques très différentes selon les circonstances. Pendant cette journée nous souhaitons réunir des philosophes et des biologistes spécialistes de la modélisation pour débattre de ce problème en l’illustrant par des exemples concrets. En prenant les cas extrêmes, s'agit-il d'utiliser l'ordinateur pour manipuler des quantités de données qu'il serait impossible de gérer manuellement ? Dans ce cas, l’utilisation de l’informatique serait une simple « pratique empirique assistée par ordinateur ». Il suffirait de constituer des banques de données sur les gènes et les protéines reliées par des cascades de régulations positives ou négatives pour "voir émerger" les propriétés du vivant. Ou bien la modélisation doit-elle partir d'hypothèses théoriques nouvelles, dont il faudrait d’abord étudier les propriétés intrinsèques sur des modèles abstraits ? Dans ce cas il s’agirait d’une « expériences de pensée assistée par ordinateur ». La démarche consisterait à mettre à jour les comportements non triviaux des modèles, puis à essayer de déceler des comportements analogues sur des modèles expérimentaux.



Programme



Matinée (modérateur : Jean-Jacques Kupiec)


9H Accueil


9H05 : Que peut expliquer un modèle complexe et peut-on le comprendre ? (Pierre-Alain Braillard, IHPST- Université Paris 1)


9H45 : Imitations, modèles et schèmes (Giuseppe Longo, ENS)


10H30 : La modélisation comme aide à l’imagination du chercheur. (Jean-Pierre Mazat, INSERM U 688, Université Bordeaux 2 et Programme d'Épigénomique, Genopole®, Évry)


11H15 : Systems Biology and the Search for General Laws (Evelyn Fox Keller, MIT, and Chaire Blaise Pascal, REHSEIS)


Après-midi (modérateur : Michel Morange)


14H : Principes de la biologie des systèmes (Denis Noble, Université d'Oxford)


14H45 : Computational modelling and the understanding of embryonic development (Denis Thieffry, Université de la Méditerranée, Marseille)


15H30 : La modélisation est-elle un des moyens qui permettront à l'homme d'adopter l'attitude de l'ingénieur vis-à-vis de la biologie ? (François Képès, Programme d'Épigénomique, Genopole®, Evry, CNRS & UEVE)


16H15 : Du modèle à la simulation et retour : pluriformaliser, simuler, remathématiser (Franck Varenne, Université de Rouen – LPHSAHP - UMR 7117)


17H : Conclusions de la journée





Résumés des exposés






Que peut expliquer un modèle complexe et peut-on le comprendre ?

Pierre-Alain Braillard

IHPST- Université Paris 1




Avec l’augmentation de la quantité des données expérimentales et la puissance des ordinateurs, les modèles des systèmes biologiques sont en passe d’atteindre un niveau de complexité énorme. Il suffit de penser aux projets visant à construire des modèles de cellules entières au niveau moléculaire. Face à cette complexité, différentes questions se posent. D’une part, la nature et la fonction de tels modèles semblent bien différentes de ce que l’on trouve habituellement en biologie moléculaire. Il n’est pas toujours évident de savoir en quoi ces modèles peuvent être explicatifs. Mais plus encore se pose la question de la compréhension. Dans quelle mesure un biologiste peut-il comprendre un modèle constitué de milliers d’équations ? En tout cas, certainement pas de la même manière qu’il peut comprendre un modèle comme celui de l’opéron. On peut légitimement se demander comment notre compréhension du vivant pourra progresser en remplaçant l’étude d’un système complexe par d’autres systèmes pas beaucoup moins complexes.

Je chercherai d’une part à montrer en quoi des modèles complexes peuvent expliquer sans qu’on puisse forcément les comprendre et d’autre part, comment ils peuvent être considérés comme un moyen de parvenir à des principes généraux plus adaptés à nos limites cognitives et intérêts.

Bhalla US., 2003, Understanding complex signaling networks through models and metaphors,

Prog Biophys Mol Biol., 81(1): 45-65.






Imitations, modèles et schèmes


Giuseppe Longo

ENS





1. L’imitation par la machine à états discrets vs.le modèle dynamique de la morphogenèse, chez Turing.

2. Le principe géodésique en tant que principe de construction théorique pour la modélisation des dynamiques physiques. Quel principe de construction pour la méthode différentielle en biologie moléculaire ?

3. Vers une notion de schème : le temps du vivant et les rythmes biologiques.


F. Bailly et G. Longo, Mathématiques et sciences de la nature. La singularité physique du vivant. Hermann, Paris, juillet 2006.

AVANT-PROPOS TELECHARGEABLE DE http://www.di.ens.fr/users/longo/


Francis Bailly, Giuseppe Longo. Schèmes géométriques pour le temps biologique. Exposé thématique, Ecole "Logique et Interaction: vers une géométrie du cognitif", Cerisy-la-salle, septembre 2006, à paraître.

ARTICLE TELECHARGEABLE DE http://www.di.ens.fr/users/longo/








La modélisation comme aide à l’imagination du chercheur.


Jean-Pierre Mazat

INSERM U 688, Université Bordeaux 2 et Programme d'Épigénomique, Genopole®, Évry.





On donnera quelques exemples de modélisation de systèmes biologiques qui ont révélé des comportements inattendus voire en contradiction avec les dogmes du moment. Il est en effet un peu énervant de voir affirmer avec des mots des propositions qu’un modèle simple peut aisément infirmer. En un sens, le titre de cet exposé pourrait être : « Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le modélisant ». On insistera aussi sur l’aspect ludique de la modélisation qui peut être un aiguillon pour l’imagination du chercheur et l’entraîner dans un va-et-vient fructueux entre modèles et hypothèses facilement et rapidement falsifiables.


Principles of Biochemistry 2nd ed Worth Publishers 1993, New-York (USA) p 229





Systems Biology and the Search for General Laws


Evelyn Fox Keller

MIT, and Chaire Blaise Pascal, REHSEIS.




Relations between the physical and the biological sciences have a long and tension-filled history. Two closely related components of this tension can be identified, one in the often dramatic differences in significance attributed to particularity vs. generality, and the other, regarding the status, or even existence of, laws of biology. Here is a tension that has surfaced in virtually every encounter between physics and biology since the beginning of that century, and today it is resurfacing again in the flourishing new enterprise of systems biology. Questions about when it is useful to simplify, to generalize, to search for unifying principles and when it is not questions have now acquired direct pragmatic implications, and perhaps even some urgency.


Beatty J. 1995. The evolutionary contingency thesis. In: Lennox JG, Wolters G, editors. Concepts, theories and rationality in the biological sciences. Pittsburgh: University of Pittsburgh Press.


Keller, E. F., Making Sense of Life: Explaining Biological Development with Models, Metaphors, and Machines. Harvard University Press, April 2002


Keller, E. F., 2005. Revisiting Scale-Free? Networks, BioEssays 27(1): 1060-1068

Principes de la biologie des systèmes


Denis Noble

Université d'Oxford





Pour moi, la biologie des systèmes est une théorie de la relativité biologique. Son principe premier est qu'il n'existe pas de niveau privilégié de causalité. Ceci est nécessairement vrai dans des systèmes qui possèdent des niveaux multiples s'influençant par des boucles de rétroaction montantes et descendantes. Les gènes et les protéines ne peuvent rien faire par eux-mêmes. Il y a de nombreuses formes de causalité descendante qui jouent sur le génome avec des résultats très différents selon les cellules et les circonstances. De ce fait le concept de "réseau génétique" est fallacieux, de même que l'idée d'un programme génétique. En fait, il n'y a aucun programme à aucun niveau. Le dogme central de la biologie moléculaire est erroné. L'ADN n'est pas le seul support de l'hérédité et l'importance des mécanismes épigénétiques n'a pas encore été suffisamment appréciée. La persistance des effets épigénétiques sur plusieurs générations les rend sensibles à la sélection naturelle. Il y a donc peut-être une forme de lamarckisme qui attend en coulisse. Dans cette conception de la biologie, les gènes ne sont pas égoïstes mais prisonniers de l'organisme. J'emploierai des exemples de modélisation pour illustrer tous ces principes.


Jane Qiu (2006) Unfinished Symphony, Nature 441, 143-145


Helen Pearson (2006) What is a gene, Nature 441, 399-401


Denis Noble (2007) La Musique de la Vie, Paris: Seuil ; Edition anglaise : (2006) The MUSIC of LIFE, Oxford: OUP









Computational modelling and the understanding of embryonic development


Denis Thieffry

Université de la Méditerranée, Marseille




Understanding cell differentiation and pattern formation clearly constitute central biological issues. In my presentation, I will provide a comparative overview of recent computational studies of such developmental processes to delineate some of the main roles of computational modelling in contemporary biology.


Thieffry D, Sánchez L (2003). Dynamical modelling of pattern formation during embryonic development. Current Opinion in Genetics and Development 13: 326-30.






La modélisation est-elle un des moyens qui permettront à l'homme d'adopter l'attitude de l'ingénieur vis-à-vis de la biologie ?


François Képès

Programme d'Épigénomique, Genopole®, Evry, CNRS & UEVE




Il existe maintenant des approches assez diverses qui visent à recréer la vie, mais une vie différente de celle que la Nature nous a offert. Les objectifs peuvent être biotechnologiques ou plus fondamentaux, pour mieux distinguer parmi les propriétés du vivant celles qui sont essentielles ou contingentes. Souvent, ces approches sont précédées et accompagnées par une modélisation mathématique, qui permet d'orienter l'ingénierie, puis de la raffiner dans une

boucle entre paillasse et modèle.


Benner SA, Sismour AM. Synthetic biology. Nat Rev Genet. 2005 Jul;6(7):533-43.




Du modèle à la simulation et retour : pluriformaliser, simuler, remathématiser


Franck Varenne

Université de Rouen – chercheur associé au LPHSAHP - UMR 7117




Dans de nombreux domaines de la biologie, le recours à la simulation a longtemps pu passer pour une solution de pis-aller permettant d’éviter tout travail préalable de conceptualisation. L’histoire récente de la bioinformatique non moléculaire et des simulations à base pluriformalisée (botanique, agronomie, écologie) oblige à nuancer ce tableau et ces oppositions. Lorsqu’un objet complexe ne prête pas immédiatement à un modèle général, il peut encore prêter à des plurimodèles sur ordinateur (pluriéchelles, pluriperspectifs, multi-agents), notamment s’il existe différentes échelles de terrain stabilisables en des formalismes locaux, puis intégrables informatiquement. Renoncer à modéliser mathématiquement dès le départ un phénomène biologique peut ainsi être un atout décisif. Ainsi, la simulation pluriformalisée possède des rôles épistémiques complexes qu’on ne peut pas toujours réduire à celui d’une prédiction sans compréhension ou à celui d’une heuristique pour la théorie. On ne doit cependant pas tomber dans le rêve d’un inductivisme radical assisté par ordinateur (rêve moléculariste et constructiviste de voir émerger les concepts par l’effet d’une computation totalement bottom-up). La nécessité du caractère partiellement top-down des actuelles pluriformalisations du vivant empêche de tomber dans cette épistémologie au mieux prématurée. Nous montrerons en revanche que ce sont les simulations pluriformalisées stabilisées et calibrées du vivant (dans le cas des plantes notamment) qui, sur le terrain, permettent de passer à une troisième phase où le concept mathématisé redevient un acteur de premier plan : phase que nous avons baptisée « re-mathématisation ». À l’heure actuelle, ce n’est donc parfois qu’en disposant préalablement de maquettes virtuelles pluriformalisées que l’on peut renouveler la portée de la modélisation. Quelles conditions particulières semblent devoir être remplies pour que les praticiens en soient capables sans tomber dans le rêve d’un inductivisme computationnel intenable ? Pour ouvrir quelques pistes, nous évoquerons alors les actuelles problématiques spécifiques de re-mathématisation de simulation : sursimulation, simplification d’algorithme, recherche d’ontologies (métamodèles).


Barthélémy, D. : 2006 : « Botanique et bioinformatique de l’architecture des arbres », site internet du laboratoire du CIRAD (dir. D. Barthélémy) : http://amap.cirad.fr/

Reffye (de), Ph., 2006 : « Pousser virtuel pour bien pousser », site internet et publications autour de GreenLab (dir. P. de Reffye) : http://www.inria.fr/actualites/inedit/inedit49_interna.fr.html

Varenne, F., 2003a : « La simulation conçue comme expérience concrète », Actes des 10èmes journées de rencontres interdisciplinaires sur les systèmes complexes naturels et artificiels (Rochebrune, 2003), éditions de l’Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications de Paris (ENST), pp. 299-313 : http://hal.ccsd.cnrs.fr/ccsd-00004269

Varenne, F., 2003b : « La simulation informatique face à la méthode des modèles », Natures Sciences Sociétés, vol. 11, 2003, n°1, pp. 16-28.